RÉGINA

Elle se nommait Régina ; son père et sa mère étaient nés en Allemagne, mais longtemps avant sa naissance, ils étaient venus s’établir au Canada, dans une des parties les plus solitaires de cette contrée. Se trouvant au milieu d'étrangers qui parlaient une autre langue qu'elle, la pauvre mère se sentit bien seule. ; mais elle avait dans sa maison un trésor : la Bible. Son mari parti au travail, elle rassemblait souvent autour d’elle ses enfants et leur lisait quelque partie du précieux volume.
Régina apprit ainsi des lèvres de sa mère plusieurs versets de la Parole de Dieu. Trop jeune pour lire elle-même, ou pour tout comprendre, elle avait été frappée par la strophe d’un cantique que sa mère chantait habituellement, tout en travaillant dans la maison. Voici quel en est à peu près le sens :

Bien qu’isolé sur cette terre,
Comment me sentir solitaire,
Quand je te sais, mon Sauveur, près de moi ?
Tu réjouis mes tristes heures,
Avec moi, toujours tu demeures ;
Serais-je seul, ô Jésus, avec Toi ?

Il ne se passait peut-être pas un jour sans que Régina entendît au moins une fois sa maman chanter ces paroles ; de sorte que peu à peu elles se gravèrent dans sa mémoire. Elle ne les comprenait peut-être pas entièrement, mais elle savait qu’il y était question du Seigneur Jésus, dont parlait la Bible que lisait sa mère ; elle voyait que ces paroles la consolaient et la soutenaient. Elle réalisa l’amour de Christ, et combien il est près des siens.

Quelques années paisibles s’écoulèrent ainsi dans le cercle de famille. Les pauvres émigrés commençaient à s’habituer à leur nouvelle patrie, lorsqu' une terrible guerre éclata entre les Anglais et les Français qui, les uns et les autres, avaient des possessions au Canada. Les Indiens prirent parti pour les Français, et comme les parents de Régina étaient établis dans la partie anglaise et considérés ainsi comme sujets anglais, les Indiens leur étaient hostiles. Un jour que la mère était sortie, une troupe d’Indiens arrivèrent, mirent le feu à l’habitation et emmenèrent les enfants.
Quelle détresse pour la pauvre mère à son retour lorsque qu’ elle trouva sa maison en flammes et ses enfants disparus ! Elle savait bien que les Indiens étaient les auteurs de ce désastre et que c’étaient eux qui avaient emmené les enfants. Terrible pensée !

Avec une foule d’autres enfants aussi malheureux qu’elle, Régina fut entraînée au loin. Avec une petite fille plus jeune qu’elle, Régina fut donnée à une vieille femme indienne. Ces deux pauvres enfants menèrent une vie bien misérable parmi les Indiens ; on ne leur donnait que rarement un peu de nourriture. Les Indiens sont d’habiles chasseurs, et la vieille femme était habituellement nourrie du produit de leur chasse, mais Régina et sa petite compagne devaient le plus souvent se contenter des fruits qu’elles ramassaient dans les bois. Quand la chasse n’était pas bonne, ou que les chasseurs négligeaient de pourvoir aux besoins de la vieille femme, les enfants étaient obligées de chercher aussi des fruits pour elle, et elles étaient cruellement battues, si elles ne lui en rapportaient pas suffisamment.
Mais au milieu de ces sombres forêts, de cette sombre tribu, et durant ces sombres jours, un brillant rayon traversait le cœur de la pauvre Régina, c’était le souvenir de ce qu’elle avait entendu à la maison, les récits et les lectures que lui faisait autrefois sa maman. Chaque jour, sous les grands arbres de la vaste forêt, les deux enfants se nourrissaient, non pas seulement de baies et de fruits sauvages, mais des versets de l’Écriture que Régina se rappelait, et qu’elle enseignait à sa petite compagne ; plusieurs fois par jour, la strophe bien connue était chantée, et elle prenait tout son sens dans les circonstances douloureuses que bien peu d’enfants ont connue. Quelle consolation pour ces deux petites abandonnées !

Bien qu’isolé sur cette terre,
Comment me sentir solitaire,
Quand je te sais, mon Sauveur, près de moi ?
Tu réjouis mes tristes heures,
Avec moi, toujours tu demeures ;
Serais-je seul, ô Jésus, avec Toi ?

Autrefois, lorsque  la mère chantait ce cantique, elle ne s’imaginait pas alors que ces simples paroles soutiendraient un jour le cœur de sa propre enfant.
Non seulement les passages de l’Écriture et le cantique, qu’elle partageait avec sa petite compagne, étaient une consolation pour Régina, mais cela les protégeait du mal qui l’entourait. Elle était vêtue à Indienne, sa figure était devenue brune et hâlée, elle avait appris la langue et pris les habitudes de la tribu, pourtant il y avait toujours un coin lumineux dans son cœur.

Mais dans sa miséricorde, Dieu, n’avait pas oublié ces deux pauvres enfants, ni aucun des autres jeunes captifs. Après neuf longues années de guerre, la paix fut rétablie dans ce pays, et les Anglais qui en étaient devenus possesseurs, promirent aux Indiens le pardon pour  leurs méfaits, sous la condition qu’ils rendraient tous leurs prisonniers. Bientôt on vit des troupes d’enfants qui avaient été enlevés, sortir des wigwams indiens et des forêts pour se rendre à la ville où stationnait le commandant anglais. Puis, des messages furent envoyés dans les diverses parties du Canada pour inviter les parents qui avaient perdu leurs enfants à venir les chercher.
Régina et sa petite amie se trouvaient là. La petite comprenait à peine ce que cela voulait dire, mais Régina ne put retenir des larmes de joie lorsqu’elle revit des hommes blancs, et le rayon de la grâce de Dieu qui habitait son cœur, brilla d’un éclat plus vif.
— Avez-vous le Livre que Dieu a donné ? telle fut sa première question. Quelqu’un lui donna une Bible, quelle joie de pouvoir y lire l’un ou l’autre des versets qu’elle avait si souvent répétés dans la forêt solitaire.
Bientôt arrivèrent dans la ville des centaines de parents tremblant d’anxiété et d’espérance. Il n’y avait pas moins de quatre cents enfants volés. Le reste de sa famille était mort, mais la mère de Régina était là.  Combien elle soupirait de revoir sa fille ! Allait-elle la retrouver ? Hélas ! après si longtemps, comment  la reconnaître parmi tant de pauvres prisonniers à l’air sauvage, misérable, et couverts de vêtements indiens en haillons ? Dans cette foule étrange la mère de Régina ne voyait personne qui lui rappelât sa chère petite fille.

Elle s’apprêtait à repartir en pleurant, lorsqu’un des officiers qui avait aidé à recouvrer les captifs vint à son secours. La pauvre mère lui dit qu’elle ne pouvait reconnaître sa fille qui lui avait été prise trop jeune pour pouvoir se souvenir d’elle après tant d’années.
— N’y a-t-il rien dont vous vous souveniez, et qui pourrait aider votre enfant à vous reconnaître ? demanda l’officier.
Une idée traversa alors l’esprit de la mère : le petit cantique que si souvent elle avait chanté avec son enfant. D’une voix tremblante, elle commença à chanter :
Bien qu’isolé sur cette terre,
Régina l’entendit. Elle se rappela la voix chérie. S’élançant en pleurant hors de la foule, elle tomba dans les bras de sa mère. Régina était heureuse, elle avait retrouvé sa mère.

Mais sa petite compagne ? Personne ne venait la réclamer ; elle s’agrippait en pleurant à Régina, qui avait été  la seule maman dont elle pouvait se souvenir. Ne voulant pas la laisser au milieu d’étrangers, la mère de Régina l’emmena donc avec elles.   Elle avait été d’un grand secours à Régina, car toute seule, celle-ci n’aurait pas eu le courage de répéter les versets de la Bible en les communiquant à sa petite amie.