Le papier qui parle

Trop cher ! 

– N'envoyez jamais Koto-San à l'école des étrangers!
Grand-mère, debout sur le pas de sa porte, songe à cette parole du prêtre bouddhiste. Elle ne peut s'empêcher de frissonner en se rappelant tous les malheurs qu'il lui a prédits si elle désobéissait. Pourtant Koto-San paraît si heureuse depuis qu'elle fréquente l'école missionnaire! Absorbée dans ses pensées, grand-mère regarde Koto-San qui, là-bas sur le chemin qui conduit à l'école, joue à sauter d'une pierre à l'autre. Grand-mère d'ailleurs n'attend qu'une chose: que sa petite-fille disparaisse au premier tournant pour s'en aller, elle aussi. Elle veut aller à la ville.
Le vent en effet est si froid l'hiver lorsqu'il descend de la montagne: il s'infiltre à travers les planches mal jointes de leur petite maison et les glace jusqu'aux os. Oh, si elle pouvait apporter du marché de la ville un peu de papier peint, elle le collerait sur les murs et cela les protégerait, Koto-San et elle, des courants d'air. Tout en marchant, son panier à la main, Grand-mère sourit en pensant par avance à la joie de sa petite-fille. Oh, si elle trouvait tout à l'heure, en rentrant de l'école, du papier collé sur les murs de leur petite chambre, quelle joie pour elle! Son espoir pourtant est de courte durée.
Grand-mère secoue la tête: tout est si cher ! Les rouleaux de papier les meilleur marché sont encore bien au-delà de ses maigres ressources.


Qu'est-ce que c'est, là, à côté du chemin ?

Triste et découragée, avec son panier vide, elle reprend le chemin du retour. Elle marche depuis un moment quand tout à coup elle aperçoit non loin d'une maison blanche, là à côté du chemin, un objet qui ressemble à une boîte. Comme si elle faisait quelque chose de défendu, Grand-mère s'en approche, le saisit et l'examine avec curiosité. Cela ressemble bien à une boîte, ça s'ouvre, mais à l'intérieur il y a des morceaux de papier attachés au bord. Non, Grand-mère n'a jamais vu de livres, mais une idée jaillit dans sa tête: si je coupais l'un après l'autre ces morceaux de papier, pourquoi ne pourrais-je pas les coller sur les murs de chez moi? Toute tremblante, Grand-mère le fourre dans son sac.
Dès son arrivée, elle se met au travail, elle rit de plaisir en pensant à la surprise de Koto-San tout à l'heure en rentrant de l'école. Le travail est long, mais grand-mère s'y applique de tout son cœur. Coupant une à une les feuilles, elle y met un peu de colle de sa fabrication puis les dispose bien droites l'une à côté de l'autre. Quand enfin elle se redresse, elle regarde son travail avec satisfaction. Sur chaque feuille il y a de minuscules dessins noirs. Comme c'est étrange! Grand-mère va ensuite se poster face à la porte, attendant avec impatience l'arrivée de Koto-San.

Le papier peint me parle

Des petits pas sur le chemin, la porte s'ouvre, Koto-San reste interdite sur le seuil: quelle surprise! Alors elle court embrasser sa grand-mère qui, les yeux pétillants de malice et de joie, la serre sur son cœur.
Les jours passent. Il y a quand même quelque chose que Grand-mère ne comprend pas: Comment Koto-San, d'habitude si vive et toujours en mouvement, peut-elle rester des heures entières devant les petits dessins noirs qui décorent les feuilles de son papier peint? Koto-San, elle non plus, ne sait pas comment dire à Grand-mère que sur les murs de leur maison sont justement écrites les histoires qu'on leur raconte à l'école et qui la rendent si heureuse. Elle sait que Grand-mère lui a formellement interdit de dire le moindre mot du Dieu des étrangers. Un jour, Grand-mère n'y tient plus:
– Koto-San,  pourquoi restes-tu des heures entières à regarder les murs?
 Koto-San tressaille:
– Oh, Grand-mère, le papier peint me parle.
– Comment est-ce possible ?... et moi qui n'entend rien, dit Grand-mère en collant son oreille au mur. Et que raconte t-il?
– Eh bien, répond Koto-San en rougissant, il raconte comment le grand Dieu du ciel a fait le ciel et la terre, la lune et les étoiles. Mais il dit aussi comment il a envoyé son Fils pour sauver les hommes de leurs péchés.
La curiosité de Grand-mère commence à s'éveiller ; elle colle encore son oreille au mur :
– Non, je n'entends rien, mais si toi tu entends quelque chose, dis-le moi.
Chaque jour, grand-mère attend que Koto-San rentre de l'école pour faire parler le papier peint. Ce que dit le papier peint descend jusqu'au fond de son cœur. Elle comprend mieux pourquoi Koto-San est si heureuse depuis qu'elle va à l'école missionnaire.

Le prêtre

Pourtant, de temps en temps elle pense au prêtre bouddhiste. Et alors elle se dit que ce qu'elle a fait n'est peut-être pas bien. Aussi un jour s'en va-t-elle jusqu'à la maison du prêtre. Elle arrive devant une porte entourée de figures grimaçantes représentant toutes sortes de dieux. Lorsque le prêtre lui ouvre, Grand-mère commence à tout lui raconter. Mais à mesure qu'elle parle, elle voit monter au visage du prêtre les signes d'une colère de plus en plus violente. Avant qu'elle n'ait eu le temps de finir, il se met à hurler, à gesticuler de telle sorte que Grand-mère s'enfuit, effrayée. Triste et découragée, elle reprend le chemin de sa maison.

La dame de la maison blanche

Elle se trouve justement près de l'endroit où, quelques jours plus tôt, elle a ramassé le livre qu'elle a collé chez elle et qui a mis le prêtre dans une telle fureur. Elle lève les yeux, il y a là-bas une petite maison blanche habitée par des étrangers. Le livre qu'elle a trouvé est peut-être à eux? Prenant son courage à deux mains, elle s'approche de la maison et, timidement, frappe. Un pas furtif, la porte s'ouvre toute grande, une dame étrangère sourit et l'invite à entrer. Une fois assise sur la petite chaise qu'on lui a approchée, Grand-mère, tremblante, raconte à la dame étrangère qu'elle n'a pas voulu voler le livre, mais qu'elle l'a trouvé et collé sur les murs de chez elle. La dame écoute attentivement Grand-mère. Oui, le livre est bien à elle. Soudain Grand-mère tressaille. Là-bas, sur une petite table de l'autre côté de la pièce, elle aperçoit un livre tout à fait semblable à celui qu'elle a trouvé le long du chemin.
– Oh madame, il était comme celui-ci. Dites-moi, les histoires qu'il raconte sont-elles vraies? Est-ce vrai que Dieu m'aime?
Sans perdre une parole de sa visiteuse, la dame étrangère est allée prendre le livre de l'autre côté de la pièce et l'a ouvert.
– Ecoutez, dit-elle doucement à Grand-mère : «Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle». Puis, tournant quelques pages: «Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi».
 Grand-mère écoute. «Je ne mettrai point dehors.» Elle pense à la manière dont elle a dû quitter la maison du  prêtre tout à l'heure.
– Koto-San, Koto-San, sais-tu que notre papier peint, c'est la Bible, le livre des missionnaires?
Oui, Koto-San le sait. Grand-mère et Koto-San se regardent d'un air complice: Jésus est leur Sauveur à l'une et à l'autre. Elles n'ont pas besoin de paroles pour savoir que dans leur cœur à chacune brûle dorénavant un amour qui ne s'éteindra jamais.


Le thé avec les voisins

Cette nouvelle est trop importante et trop merveilleuse pour la garder pour elle toute seule.  Aussi Koto-San court-elle chez plusieurs de leurs voisins pour les inviter à prendre le thé. Lorsque les voisins sont arrivés, Grand-mère leur a servi le thé. Puis Koto-San s'est mise devant un des murs de la petite chambre. Chacun fait silence pour écouter parler le papier peint. En partant, les invités sont unanimes:
– C'est vraiment très bien d'avoir un papier peint qui parle. Mais ce qui est mieux encore, c'est qu'il parle de l'immense amour de Dieu. Nous reviendrons volontiers.
Depuis ce jour, les séances de thé sont devenues habituelles chez Grand-mère et il y a toujours davantage de monde. Chacun y arrive à temps, on se dépêche de boire son thé pour être prêt à écouter les merveilleuses paroles que lit Koto-San sur les murs de la petite chambre.